A la faveur d’un arrêt rendu le 15 février 2021, le Conseil d’Etat a prononcé la suspension d’un contrat de concession de service qui portait sur l’exploitation de salles de spectacle – suspension qui était demandée sur le fondement d’un référé-suspension formé à l’appui d’un recours « Tarn-et-Garonne » en contestation de la validité du contrat (CE, 15 février 2021, Commune de Toulon, n°445488).

La suspension de l’exécution du contrat, dans le cadre d’un référé-suspension, est suffisamment rare pour être signalée, puisque le Conseil d’Etat ne prononce que très exceptionnellement la suspension d’un tel contrat (Voir par exemple:  CE, 10 octobre 2018, CIREST, n°419406), surtout en matière de contrat de concession de service.

L’intérêt de cette affaire réside donc dans le fait qu’ici, le juge administratif accède à la demande de suspension du contrat considérant que la condition d’urgence est remplie et qu’il y a un doute sérieux quant à la légalité du contrat.

Pour ce qui est de l’existence d’un éventuel intérêt général qui s’opposerait à la suspension du contrat, le Covid-19 n’est jamais loin…

Référé suspension et recours en contestation de la validité du contrat

Référé suspension et recours en contestation de la validité du contrat Tarn et Garonne

Recours « Tarn-et-Garonne » en contestation de la validité du contrat

Pour mémoire, la décision d’assemblée du Conseil d’État « Tropic Travaux Signalisation » a introduit la possibilité pour le concurrent évincé de former un recours en contestation de la validité d’un contrat administratif (CE, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n°291545).

La décision dite « Tarn-et-Garonne » a confirmé cette faculté offerte au tiers à un contrat administratif, d’en contester la validité (CE, Assemblée, 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, n°358994).

Concrètement, tout tiers à un contrat administratif qui s’estime susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la passation du contrat ou ses clauses, peut former devant le juge administratif, un recours contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles.

Le recours en contestation de la validité du contrat est donc ouvert à tout concurrent évincé ou à tout autre tiers (tel que le contribuable par exemple – CE, 27 mars 2020, M. L… et autres, n° 426291) susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon directe et certaine par le contrat ou sa passation. (Il en va de même pour les membres de l’assemblée délibérante de la collectivité en cause et du préfet du département).

Précisons que la qualité de concurrent évincé est reconnue à tout requérant qui aurait eu intérêt à conclure le contrat, alors même qu’il n’aurait pas présenté sa candidature, qu’il n’aurait pas été admis à présenter une offre ou encore qu’il aurait présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable.

Et, dans le cadre de ce recours pourra être contesté la légalité du choix du cocontractant, de la délibération autorisant la conclusion du contrat ou encore la régularité de la décision de signer le contrat.

Pour être complet, précisons également qu’un recours en contestation de la validité d’un contrat peut être introduit à l’encontre de :

L’articulation entre le recours « Tarn-et-Garonne » et le référé suspension

Aux termes de sa décision « Tarn-et-Garonne », le Conseil d’État a posé la possibilité pour les requérants de former, outre un recours en contestation de la validité du contrat, un référé suspension :

« les requérants peuvent éventuellement assortir leur recours d’une demande tendant, sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, à la suspension de l’exécution du contrat ».

La décision « Tropic Travaux Signalisation » prévoyait déjà une telle possibilité :

« une requête contestant la validité d’un contrat peut être accompagnée d’une demande tendant, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, à la suspension de son exécution ».

Dans son arrêt du 15 février 2021, le Conseil d’État rappelle ainsi cette possibilité et les conditions dans lesquelles un référé suspension peut être valablement introduit, en vertu des dispositions de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, que :

« (…) l’article L. 521-1 du code de justice administrative :  » Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision « . Lorsque le tribunal administratif est saisi d’une demande contestant la validité d’un contrat, le juge des référés peut être saisi, sur ce fondement, d’une demande tendant à la suspension de son exécution, qu’il peut ordonner lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de ce contrat et à conduire à la cessation de son exécution ou à son annulation, eu égard aux intérêts en présence » (CE, 15 février 2021, Commune de Toulon, n°445488).

Partant, l’introduction d’un référé-suspension dans le cadre d’un recours « Tarn-et-Garonne » en contestation de la validité du contrat est soumis à la réunion de trois conditions cumulatives :

  • Le contrat ne doit pas avoir été entièrement exécuté ;
  • La suspension doit être justifiée par l’urgence ;
  • Le requérant doit fait état d’un moyen propre à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de ce contrat et à conduire à la cessation de son exécution ou à son annulation, eu égard aux intérêts en présence.

Dans l’affaire commentée, le Conseil d’Etat a considéré que ces conditions étaient remplies et a prononcé la suspension de l’exécution du contrat, confirmant la solution retenue par le juge des référés du tribunal administratif de Toulon (CE, 15 février 2021, Commune de Toulon, n°445488).

En effet, en l’espèce, un candidat évincé à l’attribution d’un contrat de concession (délégation de service public) conclu entre la commune de Toulon et une société concurrente et relatif à l’exploitation d’une salle de spectacles avait demandé au tribunal administratif de suspendre l’exécution de ce contrat, sur le fondement de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative.

Par une ordonnance du 5 octobre 2020 , le juge des référés du tribunal administratif de Toulon a prononcé la suspension de l’exécution de ce contrat. La commune de Toulon, autorité concédante, se pourvoit en cassation.

Le contrat de concession n’ayant en l’espèce pas été entièrement exécuté, de sorte que la première condition est remplie, on se contentera d’apprécier les conditions relatives à (1) l’urgence et au (2) doute sérieux quant à la légalité dudit contrat.

L’urgence à suspendre l’exécution du contrat de concession

Ainsi que l’expose le Conseil d’Etat dans le considérant de principe de l’arrêt Confédération nationale des radios libres, la condition d’urgence à laquelle est subordonné le prononcé d’une mesure de suspension « doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre » (CE, Section, 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, n°228815).

Il appartient par ailleurs au juge des référés « d’apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de celle-ci sur la situation de ce dernier ou, le cas échéant, des personnes concernées, sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l’exécution de la décision soit suspendue » (CE, Section, 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, n°228815).

Le préjudice allégué peut être matériel, notamment lorsque la décision contestée affecte le chiffre d’affaires d’une entreprise (CE, 19 octobre 2001, Société Capral, n°238204). Et, dans ses conclusions sur l’arrêt Région Champagne-Ardenne (CE, 9 mai 2012, n°356209), le rapporteur public Bertrand Dacosta avait proposé de considérer que l’urgence à suspendre était caractérisée dès lors qu’elle portait aux intérêts du cocontractant « des atteintes excédant les aléas habituels de la vie des affaires », sans pour autant qu’elle mette « en péril sa survie économique ».

Il est cependant notable que le juge des référés n’a jusqu’ici retenu que très exceptionnellement le manque à gagner du concurrent évincé comme fondement de la condition d’urgence du référé-suspension.

Par exemple, le Conseil d’État a considéré que ne constituait pas une urgence la circonstance que le marché litigieux représentait jusqu’à 36,7 % du chiffre d’affaires de la société requérante, de sorte que l’intérêt pour elle de conclure un tel marché constituait en soi une situation d’urgence (CE, 19 janvier 2015, Société Ribière, n°385634).

Autrement dit, ce n’est pas parce que le contrat constitue une part importante du chiffre d’affaires de la société requérante qu’il est urgent de le suspendre.

Toujours s’agissant de considérations d’ordre économique, il a été jugé que le fait que le coût de travaux qui font l’objet d’un marché public risque d’affecter de façon substantielle les finances de la collectivité et la circonstance que l’engagement des travaux est imminent et difficilement réversible, ne constituaient pas une urgence de nature à suspendre l’exécution du contrat (CE, 18 septembre 2017, Communauté de communes Centre Dombes, n°408894).

Dans cette affaire, les requérants n’invoquaient qu’un surcoût de « seulement » 17% par rapport à l’enveloppe initiale, sans apporter d’autres éléments comptables notamment permettant de justifier leurs affirmations.

Mais à l’inverse, le Conseil d’État a pu reconnaître la condition d’urgence comme étant remplie, dans la mesure où l’exécution du marché en cause risquait d’affecter de façon substantielle les finances de la collectivité locale (le contrat portait sur des travaux de près de 250 millions d’euros) et était susceptible de créer, à brève échéance, une situation difficilement réversible en raison des travaux importants prévus (CE, 10 octobre 2018, CIREST et autres, n°419406).

On notera également que la méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence ne permet pas, seule, d’établir l’existence d’une situation d’urgence (V. en ce sens : TA Strasbourg, Département du Bas-Rhin, 30 septembre 2008, n°0803664).

Pour en revenir à l’affaire ici commentée, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon avait considéré la condition d’urgence comme remplie, constatant qu’il ressortait des pièces du dossier que le chiffre d’affaires du candidat évincé était intégralement assuré par l’exploitation des salles de spectacles dont elle assurait précédemment la gestion et que « sa pérennité [était], à très court terme, menacée par la perte de ce contrat » (CE, 15 février 2021, Commune de Toulon, n°445488).

Relevant tout d’abord que la seule circonstance que la société évincée n’avait qu’une seule chance de se voir attribuer le contrat ne faisait pas obstacle à ce que l’attribution de celui-ci à une autre société fût regardée comme portant une atteinte grave et immédiate à ses intérêts, le Conseil d’Etat considère la fragilisation de l’avenir économique de l’entreprise requérante induite par la perte du contrat de concession caractérisait bien une atteinte grave et immédiate, « excédant les aléas habituels de la vie des affaires » au sens des conclusions précitées de Bertrand Dacosta.

Partant, le juge des référés du Conseil d’Etat relève qu’en déduisant que l’attribution du contrat litigieux à une autre société portait une atteinte grave et immédiate aux intérêts du candidat évincé, l’ordonnance attaquée n’a pas dénaturé les pièces du dossier.

L’urgence à suspendre l’exécution du contrat est donc établie.

L’existence d’un doute sérieux quant à la validité du contrat de concession

Une fois l’urgence admise, il restait au Conseil d’État à apprécier la condition relative au doute sérieux quant à la validité du contrat de concession.

A cet égard, le Conseil d’État a pu juger, aux termes d’une décision du 14 octobre 2015, que le moyen de nature à créer un doute sérieux quant à la validité du contrat s’entend « d’un moyen propre à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de ce contrat et conduire à la cessation de son exécution ou à son annulation » (CE, 14 octobre 2015, Région Réunion, n°391183).

Ce doute sérieux peut résulter des irrégularités qui auraient été commises lors de l’appréciation des offres, comme c’est le cas de la présente affaire.

Pour mémoire, aux termes de l’article L. 3124-5 du Code de la commande publique, « Le contrat de concession est attribué au soumissionnaire qui a présenté la meilleure offre au regard de l’avantage économique global pour l’autorité concédante ».

L’appréciation de la meilleure offre se fait sur la base de plusieurs critères objectifs, précis et liés à l’objet du contrat de concession ou à ses conditions d’exécution (V. notre article en ce sens). Il va sans dire que ces critères doivent respecter les principes fondamentaux de la commande publique, énoncés à l’article L. 3 du même Code (en l’occurence, l’égalité de traitement des candidats, la liberté d’accès et la transparence des procédures).

Dans l’affaire en cause, le Conseil d’Etat relève que « la commune avait accordé une part prépondérante, parmi les éléments d’appréciation des offres au regard du critère relatif aux  » conditions économiques et financières « , à l’estimation du montant du chiffre d’affaires pendant toute la durée de la délégation et que cet élément d’appréciation reposait sur les seules déclarations des candidats, sans engagement contractuel de leur part et sans possibilité pour la commune d’en contrôler l’exactitude » (CE, 15 février 2021, Commune de Toulon, n°445488).

Partant le Conseil d’État en déduit que la Commune a « manqué à ses obligations de transparence et de mise en concurrence« , de sorte que cela créait un doute sérieux quant à la validité du contrat.

De la même façon, le Conseil d’État, à l’instar du Tribunal administratif, constate que « l’appréciation de la rentabilité de chaque offre était partiellement conditionnée par le régime fiscal applicable à la subvention que la commune était susceptible d’accorder au futur délégataire« ; dès lors, « l’imprécision des informations fournies par la commune sur ce point avait contribué à fausser l’évaluation des offres sur le critère relatif aux  » conditions économiques et financières  » et à créer une rupture d’égalité entre les candidats » (CE, 15 février 2021, Commune de Toulon, n°445488).

Là-encore, la Commune a manqué à ses obligations, entachant la validité du contrat d’un doute sérieux.

Aucun motif d’intérêt général à opposer à la suspension du contrat en raison du Covid-19…

Une fois qu’il a constaté que les conditions pour suspendre un contrat sont remplies, il appartient au juge administratif d’apprécier les effets de la décision qu’il pourrait être amené à prendre, particulièrement si un motif d’intérêt général s’opposerait à ce qu’il suspende l’exécution du contrat.

Un tel motif réside notamment dans la nécessité d’assurer la continuité du service public.

En l’espèce, le Tribunal administratif de Toulon, sans être infirmé être infirmé par le Conseil d’État, a estimé qu’aucun motif d’intérêt général ne s’opposait à ce que soit prononcé la suspension de l’exécution du contrat litigieux, dès lors que l’exploitation des salles de spectacles était « presque interrompue par la crise sanitaire actuelle et les contraintes qu’elle impose » (CE, 15 février 2021, Commune de Toulon, n°445488).

Autrement dit, parce que la crise sanitaire liée au Covid-19 empêche actuellement l’exploitation du service (les salles de spectacles étant fermées administrativement), il n’y a pas d’obstacle à ce que le contrat régissant celui-ci soit suspendu.

L’absence d’intérêt général est donc intimement lié à l’actualité récente et aux mesures de fermeture administratives décidées par le Gouvernement.

Il est donc raisonnable de penser, selon nous, qu’en l’absence des mesures liées à la crise, la continuité du service – en l’occurence l’exploitation des salles du Zénith de Toulon – aurait fait obstacle à ce que l’exécution du contrat soit suspendue (du moins à brève échéance), sauf à ce que le service soit interrompu.

Laurent Bidault, Avocat en droit de la commande publique

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