Dans un arrêt rendu le 4 février 2021, le Conseil d’État apporte des précisions importantes sur les modalités d’interruption du délai de prescription de la garantie décennale en ce qui concerne la mise en cause des assureurs des constructeurs (CE, 4 février 2021, Société SMABTP, n°441593).

Dans cette affaire, une communauté de communes avait conclu avec un groupement un marché public de maîtrise d’œuvre afin de procéder à des travaux de rénovation d’un ancien bâtiment de la Banque de France en vue de l’aménagement d’une médiathèque.

Des désordres ayant été constatés, le maître d’ouvrage a prononcé la réception du lot concerné avec réserves.

Dans la foulée, la communauté de communes a saisi le juge des référés d’une demande tendant à désigner un expert afin de déterminer l’origine, l’étendue et l’imputabilité des désordres.

Appelé en cause, l’assureur du maître d’ouvrage a sollicité du juge administratif, l’extension des opérations d’expertise aux assureurs des constructeurs.

Faisant droit à la demande formulée par le maître d’ouvrage, le juge des référés du tribunal administratif de Besançon a cependant rejeté les conclusions de l’assureur, lequel a interjeté appel auprès de la Cour administrative d’appel de Nancy.

La juridiction d’appel, retenant que la demande en référé-expertise de la communauté de communes avait interrompu le délai de garantie décennale non seulement pour elle-même mais aussi pour son assureur, déboute ce dernier.

La société d’assurances se pourvoit alors en cassation.

Marché public : Interruption de la garantie décennale

Marché public : Interruption de la garantie décennale

L’effet interruptif du délai de prescription de la citation en justice

A titre liminaire, le Conseil d’État rappelle le régime de l’effet interruptif de prescription de la citation en justice.

Visant les articles 2239 et 2241 du Code civil, la Haute juridiction souligne ainsi qu’« une citation en justice, au fond ou en référé, n’interrompt la prescription qu’à la double condition d’émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait ».

Cette solution, issue d’une ancienne jurisprudence du Conseil d’État (CE, 7 octobre 2009, Société des Maître d’œuvre ATMO, n°308163), avait déjà été confirmée dans un arrêt Société Veolia (CE, 20 novembre 2020, n°482678), lequel avait permis d’éclaircir les zones d’ombres résultants de la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

Il est désormais acquis que cette prescription ne saurait bénéficier au requérant qui ne serait pas à l’initiative de la mesure d’instruction (CAA Nancy, 29 décembre 2015, OPAC du département du Haut-Rhin, n°14NC00503).

Conditions de validité de l’effet interruptif

Dans un second temps, le Conseil d’État fixe les conditions dans lesquelles le délai de prescription doit être regardé comme interrompu de façon régulière à l’égard des assureurs de constructeurs, considérant que « lorsqu’une demande est dirigée contre un assureur au titre de la garantie décennale souscrite par un constructeur, la prescription n’est interrompue qu’à la condition que cette demande précise en quelle qualité il est mis en cause ».

Cette obligation, issue cette fois d’une jurisprudence désormais constante de la Cour de cassation, impose dès lors au requérant de mentionner « l’identité du constructeur qu’il assure » (Cass civ. 29 mars 2018, n°17-15/042).

Partant, il apparaît que l’interruption du délai de prescription à l’égard de la compagnie d’assurance mise en cause ne saurait valoir pour l’ensemble de ses assurés concernés par les désordres.

L’extension du bénéfice de l’interruption a l’assureur non subroge

Ensuite, le Conseil d’Etat saisit l’occasion d’étendre le bénéfice de l’interruption à l’assureur dommages-ouvrage non encore subrogé, y compris dans le cas d’une citation en justice émanant de son assuré. En effet, aux termes de la décision commentée « l’assureur du maître de l’ouvrage, susceptible d’être subrogé dans ses droits, bénéficie de l’effet interruptif d’une citation en justice à laquelle le maître d’ouvrage a procédé dans le délai de garantie décennale ».

La mise en cause d’un constructeur permet donc ipso facto à l’assureur de se prévaloir du bénéfice de l’article 2241 du Code civil à son égard, qu’il soit à l’origine de cette demande ou que celle-ci émane du maître d’ouvrage assuré.

Au cas présent, la part de la demande de la société d’assurance portant sur des constructeurs ayant déjà été mis en cause par la communauté de communes était donc dénuée d’utilité, et la Haute juridiction a considéré que la Cour administrative d’appel n’avait pas commis d’erreur de droit en en prononçant le rejet.

Il en va toutefois autrement s’agissant du reste de la demande, portant sur les assureurs de ces constructeurs et sur les constructeurs n’ayant pas fait l’objet d’une mise en cause par le maître de l’ouvrage.

Opposabilité de l’effet relatif de l’interruption et mise en cause directe de l’assureur

S’agissant de la responsabilité décennale des constructeurs, le Conseil d’État ajoute que « Lorsqu’une demande est dirigée contre un constructeur, la prescription n’est pas interrompue à l’égard de son assureur s’il n’a pas été également cité en justice ».

Dans ses conclusions, la rapporteur publique Mireille le Corre relève que l’un des constructeurs a été placé en liquidation judiciaire et que la demande de la société d’assurances requérante était donc motivée par la volonté de pouvoir interrompre la prescription à l’encontre de l’assureur du constructeur fautif. Le juge du référé-expertise était ainsi fondé à étendre la mission de l’expertise à l’examen de questions techniques « qui se révélerait indispensable à la bonne exécution de cette mission » (Article R. 532-3 alinéa 1er du Code de justice administrative).

En l’espèce, le Conseil d’État censure pour erreur de droit l’ordonnance du juge d’appel en ce qu’elle a rejeté les conclusions de l’assureur dommages-ouvrage de la communauté de communes tendant à la mise en cause des assureurs des constructeurs concernés qui n’avaient pas été appelés en cette qualité par le maître d’ouvrage.

Il est loisible de dégager deux portées à cette décision :

  • D’une part, elle incite le maître d’ouvrage, dans le cadre d’une expertise en cours, à régulariser l’interruption des délais de prescription à l’égard des assureurs dont il n’aurait pas lui-même requis la présence ;
  • D’autre part, elle met en exergue le fait que les maîtres d’ouvrages demandeurs d’une mesure d’expertise ont intérêt à mettre systématiquement en cause non seulement les constructeurs mais également les compagnies d’assurances en garantie décennale des constructeurs nommément désignés.