Pour ne pas demeurer sans effet, la règle de droit doit être appliquée à travers le processus de judiciarisation. Néanmoins, ce processus nécessite des ressources financières pour assurer le règlement des auxiliaires de justice (avocats, huissier, etc.) et les frais liés aux institutions (greffe, timbre fiscal, etc.).
Cette situation génère un risque de » justice de classe « , à deux vitesses, entre ceux capables de payer pour assurer leur défense, et ceux n’ayant pas les moyens de financer une procédure, même s’ils se trouvent « dans leur bon droit ».
Conscient de cette situation, et au nom du procès équitable et de l’accès à la justice protégé par la CEDH, le législateur n’a cessé de renforcer les dispositifs d’aide pour pallier les situations de précarité juridique. Mais dans cet objectif d’une plus grande égalité face à l’accès à la justice, force est de constater que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, et que les petits professionnels (PME, TPE, autoentrepreneur…) sont quelque peu oubliés du système.
Ainsi, le législateur a répondu au risque de non-judiciarisation en raison de ressources financières insuffisantes. Cela est particulièrement tangible en matière pénale, où une plus grande accessibilité a été accordée aux justiciables. L’introduction de l’aide juridictionnelle en 1991, afin de favoriser le droit à une défense par un avocat, en constitue la quintessence. Cette dynamique se poursuit avec la création du défenseur des droits en 2011, ou encore l’émergence de sites comme Vie Publique, renforçant l’accès à la connaissance du droit.
La même lutte contre la non-judiciarisation par le législateur s’observe en matière civile. En effet, certains litiges de faibles enjeux pécuniaires peuvent conduire les parties à ne pas le judiciariser. À travers ces petits litiges du quotidien, une myriade de droits relatifs au droit de la consommation ne sont pas appliqués, et ce en raison d’une disproportion entre le coût de la procédure et celui du litige. Ce constat n’est pas nouveau, déjà établi par Jean Carbonnier en1963 dans Flexible droit pour une sociologie du droit sans rigueur, évoquant la “zone de non droit”.
Il est pourtant indéniable que, sous l’influence du droit communautaire, le législateur s’est efforcé à renforcer peu à peu la défense du droit des consommateurs. Ce renforcement du droit de la consommation est frappant si l’on se réfère à l’introduction de l’action de groupe en 2014 par l’intermédiaire de la loi Hamon. Cette class action « à la française », permettant de faire supporter la charge financière de la procédure à une association plutôt qu’aux justiciables individuels, pallie les actions individuelles trop souvent avortées par le consommateur lui-même en raison de la charge financière induite par la procédure et de sa disproportion avec les enjeux du litige.
Par ailleurs, inexistant à l’époque de Carbonnier, le numérique a lui aussi permis un plus grand accès à la justice en matière civile. Le récent lancement de l’application Signal Conso par Bercy, adaptation du site homonyme créé en 2020 pour faciliter le règlement à l’amiable des litiges entre les consommateurs et les entreprises, permet de rendre encore plus accessible cette judiciarisation des litiges du quotidien et par ce biais l’émoussement de cette “zone de non droit”.
S’agissant du droit des affaires en revanche, le constat reste que l’accès à la justice suppose de disposer de ressources financières suffisantes. Sur ce point, l’égalité des entreprises devant la loi n’est qu’une fiction, et la justice de classe pour les entreprises est patente.
Premièrement, le droit à l’aide juridictionnelle leur est refusé. En effet, seules les personnes physiques ou morales dont l’activité est non lucrative peuvent en bénéficier. Cela est d’autant plus problématique en considérant les récentes évolutions des procédures, telle l’introduction en 2019 d’une représentation obligatoire par avocat devant le tribunal de commerce, ou l’instauration de l’exécution provisoire. Les entreprises se retrouvent encore plus exposées au fardeau financier des coûts de la procédure. En second lieu, la loi Hamon les exclut ouvertement des recours aux actions de groupe. En effet, ouvertes aux personnes physiques uniquement pour une consommation personnelle, sont exclues les personnes morales, et notamment les indépendants et autoentrepreneurs. Or on a pu voir lors de la covid 19 tout l’intérêt qu’une action de groupe ouverte aux professionnels aurait pu avoir par exemple en matière de droit des assurances, pour indemniser les pertes d’exploitation des restaurateurs (ce n’est qu’un exemple parmi d’autres).
Force est de constater que les entreprises ne sont pas égales s’agissant de la défense de leurs droits. Si une entreprise du CAC 40 est évidemment en mesure de payer les frais de procédures nécessaires pour judiciariser ses demandes, les TPE et PME sont trop souvent dans l’impossibilité de le faire. On le voit encore récemment avec les problématiques induites par la flambée des coûts de l’énergie : les plus exposés (petits restaurateurs, commerçants, boulangers, etc.) sont aussi ceux qui ont le moins de moyens pour enclencher des démarches et procédures nécessaires à leur survie.
Le constat, en matière de droit des affaires, est donc celui d’une justice inégale, entre les entreprises en mesure de payer des frais de justice, et les autres, trop souvent contraintes d’abandonner des prétentions légitimes, faute de ressource pour les judiciariser. Les premières bénéficient d’un accès au juge, les autres risquent d’y renoncer, faute de moyens, et non faute de droits.
Ce constat est d’autant plus problématique compte tenu du tissu économique français. En effet, les TPE/PME représentent 99,9% des entreprises en France, une tendance loin de ralentir. Engendrées par une volonté d’indépendances de citoyens se rêvant de plus en plus d’autoentrepreneurs, et prônés par la » Start-Up nation « , elles se sont autant d’entreprises qui en réalité concernent des personnes physiques ayant de faibles ressources financières.
Je ne cesse depuis que je suis avocat de me faire la réflexion que derrière le droit des affaires, prétendument droit des « personnes morales », se joue en réalité le destin d’êtres humains, personnes physiques qui, lorsqu’ils font face à ce qu’ils considèrent comme injuste, sont trop souvent incapables de se défendre faute de moyen. Or cette “zone de non droit” est susceptible de remettre en question la survivance et l’activité d’une TPE, PME ou d’un petit commerçant.
Nous n’avons pas de solution à apporter, cette tribune n’est pas politisée. Il est cependant patent que si davantage de moyens étaient donnés à l’institution judiciaire, dont la lenteur est vécue par les entrepreneures comme une injustice supplémentaire, les frustrations seraient vraisemblablement atténuées.