Eric Fèvre

Baptiste Robelin, avocat spécialisé en bail commercial et cession de fonds de commerce, a l’honneur de recevoir Monsieur Eric Fèvre, expert en estimations immobilières (MRICS, CEIF, expert auprès de la Cour d’appel de Paris).

Découvrez ses conseils sur l’évaluation d’un fonds de commerce et les conséquences qu’a pu avoir la crise sanitaire sur le marché de l’immobilier.

Baptiste Robelin : Pourriez-vous nous présenter votre parcours ainsi que votre cabinet ?

Eric Fèvre : Après avoir travaillé dans l’aménagement urbain et la promotion immobilière, j’ai évolué vers le conseil au début des années 2000, en rejoignant la ligne de service immobilier d’un grand cabinet d’audit. Pendant cinq ans, j’ai ainsi œuvré en France et à l’international, et mes missions étaient très variées et intéressantes. Puis, en 2006, j’ai fondé un cabinet d’expertise et de conseil en immobilier avec un associé. Nous avons réussi à développer cette entité jusqu’à atteindre une taille d’une dizaine de collaborateurs, avant de la revendre en 2016 à une filiale de la Caisse des Dépôts, tout en ayant la possibilité de rester à sa direction, ce que j’ai fait jusqu’à mi-2019.

Depuis juillet 2019, je travaille de manière indépendante, avec un seul assistant, en multipliant, pour des missions étendues ou complexes, les associations avec des consœurs et des confrères que j’apprécie et qui ont des compétences complémentaires aux miennes.

Cette nouvelle manière d’exercer ma profession me permet d’avoir plus d’échanges approfondis avec mes clients, tout en restant bien évidemment indépendant.

Baptiste Robelin : Quelles sont les règles et méthodes traditionnelles d’évaluation d’un fonds de commerce ?

Eric Fèvre : La méthode traditionnelle consiste à appliquer à la moyenne du chiffre d’affaires constaté sur 3 ans un pourcentage ou un multiple, conformément aux « usages de la profession ». Plusieurs ouvrages nous renseignent sur ces coefficients, avec cependant – il faut bien le souligner – des variations assez importantes d’un auteur à l’autre.

Il convient donc d’utiliser cette méthode traditionnelle, en l’étayant le plus possible par des comparaisons, et de la compléter par une capitalisation de l’EBE (Excédent brut d’exploitation), et si possible par un calcul d’actualisation des cash-flows prévisionnels.

Selon les contextes et les particularités de la mission, il est nécessaire d’ajouter éventuellement divers actifs : valeur des stocks, du mobilier et des machines, d’aménagements éventuels, ou d’une marque. Rappelons à ce sujet que la valeur du droit au bail est réputée incluse dans la valeur du fonds. Si, dans certains cas peu courants, la valeur du droit au bail apparaît à l’issue des calculs supérieure à celle du fonds, la valeur du fonds est au moins égale à celle du droit au bail.

J’apprécie de travailler le cas échéant avec des experts-comptables spécialisés en évaluation d’entreprises qui n’utilisent que les méthodes comptables et financières, sans faire appel aux « usages de la profession », qui me semblent assez imprécis. D’ailleurs les IVS (International Valuation Standards) ne font référence qu’aux comparatifs et à l’actualisation des cash-flows.

Baptiste Robelin : Quelles sont les problématiques d’évaluation soulevées par la Covid-19 ? Quelles pistes préconisez-vous pour y répondre ?

Eric Fèvre : En mai 2020, après le premier confinement, j’ai été heureusement surpris en rencontrant des investisseurs de voir leur enthousiasme pour la reprise de leurs activités. Oui, tout repartait, la seule différence était que les banques demandaient un peu plus de fonds propres. A la fin 2020 – début 2021, après un deuxième quasi-confinement, et avant un éventuel troisième, l’incertitude pèse plus lourd… S’il était possible d’enregistrer une baisse d’activité économique pendant un laps de temps déterminé, les conséquences en seraient (à peu près) facilement définissables. Malheureusement, il n’est plus possible actuellement de définir précisément ni la date, ni la forme de la reprise, et l’incertitude engendre un retard dans des transactions apparemment simples qui tardent à se boucler.

Heureusement, je remarque que les grands commercialisateurs sont prompts à publier les statistiques concernant leurs activités. A début février 2021, tout le monde peut déjà disposer de statistiques sur les divers marchés de bureaux, commerces et logistique à fin 2020.  Les taux de vacance, en commerces comme en bureaux, ont bien entendu augmenté.

L’incertitude sur la durée de la crise sanitaire peut amener à douter de la durée de validité et de la pertinence des références locatives ou vénales, qui sont traditionnellement la base de nos analyses. Plus que jamais, il faut bien considérer l’ensemble d’un rapport avec toutes ses parties, y compris les annexes précisant les limites, et non pas seulement la conclusion.

Les études de marché servent seulement à donner le contexte de nos travaux ; ceux-ci sont basés sur une enquête approfondie concernant un actif particulier, qui peut être en accord ou à l’inverse se situer dans un mouvement contraire à une tendance générale. En tant qu’experts, nous devons donc rappeler les tendances de marché, mais savoir également exprimer des vérités qui vont dans certains cas à l’encontre de ces tendances.

La valeur de notre travail ne repose pas tant sur les conclusions auxquelles nous aboutissons, mais plutôt sur les justifications qui étayent ces mêmes conclusions.

Les qualités d’un expert sont compétence et indépendance. L’indépendance vis-à-vis des intérêts économiques, des clients ou des différents acteurs de l’immobilier se vérifie par une bonne gestion des conflits d’intérêt, sur laquelle on trouve de nombreux guides. Cependant, je n’ai jamais trouvé aucune étude sur l’indépendance vis-à-vis de soi-même, (ou vis-à-vis de sa propre entreprise et de ses habitudes), bien que ce soit un vaste sujet.

Baptiste Robelin : Quel est votre avis sur les tendances en matière de valeur locative après la crise ?

Eric Fèvre : J’ai une certaine réticence à répondre à ce genre de question, car les paramètres qui peuvent agir sur ces futures valeurs sont trop nombreux, et la fin de la crise n’est pas encore connue. La façon dont nous sommes sortis de précédentes crises a été souvent inattendue, et certaines d’entre elles pouvaient avoir, en plus des causes apparentes, des causes plus profondes et plus durables.

Actuellement, le terme « résilience » semble très à la mode pour caractériser la manière positive dont nous pourrions sortir au mieux de cette période tellement compliquée. Les valeurs locatives sont-elles résilientes ?

Par une décision du 20 janvier 2021, rapportée par le quotidien Les Echos, le juge de l’exécution a estimé que l’impossibilité juridique d’exploiter les lieux loués en raison d’une décision des pouvoirs publics survenue en cours de bail commercial est assimilable à la perte de la chose louée définie à l’article 1722 du Code civil. En clair, le locataire est donc libéré de l’obligation de payer le loyer durant la période de fermeture due à la pandémie.

Cette décision pourrait être le départ d’une jurisprudence importante. Si les bailleurs s’en accommodent, la conséquence pourrait être que la crise de la Covid ne devrait pas avoir d’influence sur les valeurs locatives en commerce, puisque les périodes d’inactivité seraient en quelque sorte blanches, « sans loyer ».

Concernant les bureaux, il est possible que le télétravail (déjà codifié dans les grandes entreprises avant la crise sanitaire) soit maintenu à un haut niveau et entraîne une baisse des valeurs locatives, mais aussi, et surtout, un changement complet des fondamentaux de l’architecture des logements et des bureaux, et donc de l’immobilier en général. Ce changement pourra être, à mon sens, bien plus remarquable et plus significatif que l’évolution des valeurs locatives…

Interview : L’évaluation d’un fonds de commerce

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