La question du surcoût des marchés publics en raison des mesures de protection sanitaire mises en place en réaction à l’épidémie de Covid-19 est étroitement liée à celle de leur indemnisation.

Elle a agité les parlementaires dès le mois d’avril 2020, alors que la France s’apprêtait à sortir de son premier confinement, et a notamment fait l’objet au Sénat de deux questions écrites.

La première ayant été retirée pour cause de fin de mandat de la sénatrice l’ayant déposée (Question écrite n°15097, publiée dans le JO du Sénat du 9 avril 2020), un autre sénateur du même groupe l’a reprise à son compte et a obtenu une réponse (Question écrite n°15165, publiée dans le JO du Sénat du 9 avril 2020), que le Ministère de l’Économie et des Finances a récemment réitérée à l’occasion d’une question déposée cette fois à l’Assemblée nationale (Question écrite n°28675, publiée dans le JO de l’Assemblée nationale du 21 avril 2020).

Les parlementaires attiraient l’attention du Ministère sur l’absence de dispositif d’indemnisation prévu pour compenser le surcroît de dépenses liées aux mesures de protection sanitaire dans le cadre des marchés publics.

En effet, l’ordonnance n°2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au Code de la commande publique et des contrats qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19 était muette sur ce point.

Le 6° de son article 6 faisait en effet application du principe d’imprévision s’agissant des contrats de concession, mais aucune disposition analogue n’était prévue concernant les marchés publics.

Marché public et Covid-19 : Indemnisation des mesures de protection sanitaire

Marché public et Covid-19 : Indemnisation des mesures de protection sanitaire

Rappel de la distinction entre marché public et contrat de concession

Le marché public se définit comme « le contrat conclu par un ou plusieurs acheteurs soumis au Code de la commande publique avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, en contrepartie d’un prix ou de tout équivalent » (Article L. 1111-1 du Code de la commande publique).

De son côté, le contrat de concession est défini comme étant « un contrat par lequel une ou plusieurs autorités concédantes soumises au présent code confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix » (Article L. 1121-1 du Code de la commande publique).

La différence entre le marché public et le contrat de concession tient au mode de rémunération retenu :

  • Dans un marché public, le paiement est intégral et immédiat ;
  • Dans une délégation de service public, la rémunération est tirée de l’exploitation du service. Un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service doit être transféré au délégataire. En l’absence d’un tel risque, on se trouve en présence d’un marché public (CE, 24 mai 2017, Société Régal des Îles, n°407213).

Le recours à un contrat de concession permet ainsi d’externaliser, auprès d’un opérateur économique, le financement et la gestion d’un ouvrage ou d’un service dont il assume notamment les risques d’exploitation.

Rappel de la notion d’imprévision en droit de la commande publique

La théorie de l’imprévision a été dégagée dans un arrêt du Conseil d’État du 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux[1]. Dans cette affaire, la ville de Bordeaux avait conclu un contrat de concession avec une compagnie d’éclairage. Survient la Première Guerre mondiale, et avec elle l’augmentation des prix du gaz.

Ne pouvant maintenir son activité dans les conditions initialement prévues par le contrat, la compagnie concessionnaire saisit la juridiction administrative.

La survenance d’un évènement imprévisible –et par suite imprévu-, en l’espèce l’augmentation des prix du gaz, elle-même liée à la hausse du prix du charbon (matière première de la fabrication du gaz) a été considérée par le Conseil d’État comme dépassant « les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ».

Partant, l’économie du contrat s’en est trouvée bouleversée et la compagnie concessionnaire a été reconnue fondée à soutenir qu’elle ne peut être tenue d’assurer le fonctionnement du service dans les conditions prévues à l’origine dans le contrat de concession.

Selon le Conseil d’État dans l’arrêt de 1916, la compagnie est tenue d’assurer le service concédé mais doit supporter seulement la part des conséquences onéreuses des circonstances exceptionnelles et extra-contractuelles que « l’interprétation raisonnable du contrat » permet de laisser à sa charge.

Dans ces conditions, il revient au juge administratif de déterminer le montant de l’indemnité à laquelle le concessionnaire a droit à raison des circonstances imprévues, ce dernier ne pouvant être astreint à supporter la totalité de la charge de l’imprévision. Le reste sera donc pris en charge par l’autorité concédante (c’est-à-dire la personne publique), qui lui assurera une indemnité d’imprévision.

Seul un véritable bouleversement de l’équilibre économique du contrat peut faire naître une situation d’imprévision.

Par conséquent, lorsque la situation exceptionnelle qui est à l’origine de l’imprévision (guerre, catastrophe naturelle ou crise sanitaire) disparaît, le contrat retrouve sa place initiale et les clauses initiales reprennent. Ce n’est qu’en cas de persistance de la situation d’imprévision qu’une résiliation du contrat de concession pourra être envisagée.

Il est à noter que le juge administratif a déjà pu considérer qu’une telle résiliation ne faisait pas obstacle au versement d’une indemnité d’imprévision (CE, 10 février 2010, Société Prest’Action, n°301116).

Si la théorie de l’imprévision apparaît donc dès son origine étroitement liée à la notion de contrat de concession, ce n’est pas pour autant qu’elle ne concerne pas les marchés publics.

Il est vrai que le 6° de l’article 6 de l’ordonnance n°2020-319 du 25 mars 2020 prévoit que : « Lorsque, sans que la concession soit suspendue, le concédant est conduit à modifier significativement les modalités d’exécution prévues au contrat, le concessionnaire a droit à une indemnité destinée à compenser le surcoût qui résulte de l’exécution, même partielle, du service ou des travaux, lorsque la poursuite de l’exécution de la concession impose la mise en œuvre de moyens supplémentaires qui n’étaient pas prévus au contrat initial et qui représenteraient une charge manifestement excessive au regard de la situation financière du concessionnaire  », faisant ainsi référence aux seuls contrats de concession.

Dans sa réponse (Réponse du MINEFI publiée dans le JO de l’Assemblée nationale du 22 décembre 2020, page 9499 et dans le JO du Sénat du 24 décembre 2020, page 6243), le Ministère de l’Économie et des finances précise que cette mesure permet d’insister sur la situation spécifique des concessionnaires, qui, assumant le risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, subissent de manière plus directe l’arrêt ou les fortes baisses d’exploitation liée à l’épidémie de Covid-19. Il rappelle cependant que les titulaires de contrats de concession et de marchés publics continuent de bénéficier de la théorie de l’imprévision, sans qu’il soit besoin de l’autoriser dans un texte législatif ou réglementaire spécial.

Dès lors, « les surcoûts liés à la suspension des marchés publics et aux mesures de protection des personnels qui doivent être prises pour assurer l’exécution des prestations dans le respect des préconisations sanitaires peuvent au cas par cas être indemnisées lorsque ces surcoûts entraînent un bouleversement de l’équilibre économique du contrat ».

Pour aller plus loin

Dans une circulaire en date du 9 juin 2020, le Premier ministre incite les services de l’Etat à dépasser la théorie de l’imprévision et à et prendre en charge une partie des surcoûts subis par les entreprises titulaires de marchés de travaux en raison de l’épidémie de Covid-19.

Dans sa réponse, le Ministère de l’Économie et des Finances précise que si cette circulaire ne s’applique qu’aux marchés de l’Etat, les collectivités territoriales et l’ensemble des maîtres d’ouvrages publics sont invités à s’en inspirer.

Dans une circulaire du 20 mai 2020, le Gouvernement a demandé aux préfets de régions et de départements de promouvoir des chartes de reprise des chantiers définissant une répartition solidaire et responsable des surcoûts entre les entreprises du BTP, les maîtres d’ouvrage, dont les collectivités et bailleurs, et les maîtres d’œuvre.

Afin d’aider les collectivités territoriales à financer une partie de ces surcoûts, les préfets sont susceptibles utiliser leur pouvoir de dérogation pour mobiliser des dotations de l’Etat, qu’il s’agisse de la DSIL (dotation de soutien à l’investissement local) ou de la DETR (dotation d’équipement des territoires ruraux).