Baptiste Robelin

Par Baptiste Robelin, associé au cabinet Novlaw Avocats, spécialisé en bail commercial, cession de fonds de commerce et restauration CHR.

La question est venue d’un dossier que nous avons récemment eu à connaître au sein de notre cabinet. Les faits sont simples : un restaurateur avait été contraint par arrêté préfectoral de fermer administrativement pour 15 jours son fonds de commerce, pour n’avoir pas respecté les horaires du couvre-feu.

Considérant la décision administrative illégale (les faits reprochés n’étant pas matériellement constitués), il nous fallait naturellement décrire et chiffrer le préjudice auprès du tribunal administratif.

Plus encore que la perte de chiffre d’affaires, l’exploitant faisait valoir qu’il craignait une « perte de référencement sur les plateformes de vente en ligne », alors qu’en période de covid-19, la quasi-intégralité de son chiffre d’affaires était générée par ce canal.

En effet, le défaut d’exploitation du commerce allait entraîner une perte de référencement au sein des plateformes de livraisons (Marketplaces du type Deliveroo, Uber Eats, Just Eat), probablement irrémédiable.

Mais comment démontrer cela au tribunal, lorsqu’il est impossible de connaître précisément les algorithmes des plateformes de référencement ?

En réalité, nul ne sait exactement à quelle vitesse cet établissement allait perdre son positionnement ni le temps qu’il lui faudrait pour retrouver un jour sa place initiale, à supposer d’ailleurs que cela soit possible.

Ceci met selon nous en lumière un problème de taille : le fonds de commerce des boutiques en ligne ne jouit à ce jour d’aucune disposition protectrice, comparable à ce qui existe pour les boutiques physiques, avec le statut des baux commerciaux.

Toutefois, en raisonnant par analogie, on peut tout à fait imaginer que le législateur vienne un jour réguler ce secteur, afin d’offrir une protection du fonds de commerce numérique.

Avec le succès des Dark Kitchen, restaurants virtuels, c’est même souhaitable sur un plan économique, afin de permettre aux entreprises qui exploitent des fonds de commerces en ligne de pouvoir les valoriser et les céder, exactement comme un fonds de commerce traditionnel.

Rappel des éléments traditionnels du fonds de commerce et des principes fondamentaux du bail commercial

On sait que le fonds de commerce se définit classiquement comme une universalité juridique composée d’éléments matériels (enseigne, clientèle, droit au bail, etc.) et immatériels (outils de production, etc.) permettant au commerçant de développer son activité commerciale.

C’est une notion juridique parfaitement identifiée, dont on peut estimer la valeur, et qui peut faire l’objet d’une cession (on parle d’ « estimation du fonds de commerce » et de « cession du fonds de commerce »).

Le bail commercial est l’un des éléments principaux, sinon constitutif, de la notion traditionnelle de fonds de commerce.  On considère généralement que le bail commercial constitue l’actif principal du commerçant, et que sa disparition emporte celle du fonds de commerce.

La pérennité du bail commercial est assurée par le droit au renouvellement du bail, disposition d’ordre public du statut des baux commerciaux, institué par l’article L. 145-15 du Code de commerce.

On considère que ce droit absolu au renouvellement du bail commercial confère une forme de « propriété commerciale » au preneur commerçant.

Plusieurs conséquences en découlent, notamment :

  • Le droit au règlement d’une indemnité d’éviction au profit du locataire si le bailleur refuse de renouveler le bail du commerçant une fois le contrat arrivé à son terme, ou en cas de résiliation anticipée (L. 145-14 du Code de commerce) ;

  • Une protection du bail commercial à l’égard des créanciers du locataire: on sait que le bailleur et le locataire ne peuvent décider de résilier de manière amiable le bail commercial ni poursuivre sa résiliation judiciaire, sans notification préalable aux créanciers inscrits (L. 143-2 du Code de commerce) ;

  • Le conditionnement de l’existence du fonds de commerce à son exploitation effective par le commerçant (L. 145-1 et L. 145-8 du Code de commerce).

Dans les rapports locatifs entre le preneur et le bailleur, la plupart des obligations du bailleur ont essentiellement pour but de permettre au locataire de jouir dans les meilleures conditions du local commercial. Ainsi le bailleur est obligé, de par la nature du contrat de bail :

  • De maintenir le local dans l’état pour lequel il a été loué (1719 du Code civil) ;

  • De permettre au locataire de jouir paisiblement des lieux (1719 Code du Code civil) ;

  • De garantir les vices cachés de la chose louée (1721 du Code civil).

Le fonds de commerce face à une nouvelle réalité économique : la zone de chalandise virtuelle des Dark Kitchen et restaurants en ligne

Toutes ces notions juridiques posent question avec le développement massif de la vente en ligne et des Darks kitchen (restaurants virtuels) fonctionnant uniquement grâce aux marketplaces.

Le phénomène s’est accéléré avec la crise sanitaire de la Covid-19. Dans l’obligation de survivre en dépit du confinement et du couvre-feu, les restaurateurs ont dû innover, pour continuer à travailler.

Certains ont ainsi pu développer une clientèle nouvelle, grâce à une zone de chalandise entièrement dématérialisée.

Toute la question est alors de savoir s’ils peuvent bénéficier d’un droit au maintien au référencement sur les marketplaces, afin d’assurer la pérennité de leur flux de chiffre d’affaires et de leur zone de chalandise virtuelle.

Le référencement sur Internet et les plateformes, actif essentiel du fonds de commerce numérique

Comme rappelé plus haut, dans un fonds de commerce « traditionnel », le bail commercial est l’actif essentiel du commerçant, car il protège sa clientèle et la zone de chalandise.

Si l’on raisonne par analogie, dans un fonds de commerce « numérique », la clientèle du commerçant et sa zone de chalandise n’existent que dans la mesure où la boutique virtuelle est référencée.

Sans référencement, pas de fonds de commerce. Du moins, pas de « fonds de commerce numérique ».

De plus, la position du référencement est également cruciale puisqu’elle détermine le trafic potentiel des clients. Comme il existe dans des quartiers physiques des emplacements numéro 1 (dans des avenues touristiques et passantes), les premières places en termes de référencement sont déterminantes pour la vente en ligne.

Or c’est tout le problème actuellement, puisque l’on ignore comment fonctionnent les algorithmes de la plupart des plateformes de référencement de boutiques en ligne, en particulier pour les hôtels et restaurants.

On ignore les critères de sélection qu’elles utilisent. Et ces critères, à supposer qu’ils soient objectifs, n’ont rien de prévisible : ils peuvent varier sans préavis, générant un phénomène de déclassement de la boutique en ligne du jour au lendemain.

Économiquement, cela confère aux plateformes de vente en ligne une forme de droit absolu sur les boutiques qu’elles référencent, en particulier les restaurants virtuels (Dark kitchen).

Pour preuve :  la totalité de ces plateformes exclut toute responsabilité à l’égard des entreprises référencées en cas d’interruption du service même prolongée.

Encore une fois, si l’on raisonne par analogie, c’est un peu comme si le bailleur d’un bail commercial excluait toute responsabilité s’il empêchait son locataire de jouir du local loué, ou s’il entravait – même temporairement – l’accès au local commercial.

Or, si l’on admet que le référencement sur les plateformes constitue l’actif essentiel du fonds de commerce en ligne, il faut nécessairement s’intéresser à la question de sa protection juridique, et de sa valorisation.

La protection du fonds de commerce numérique

À ce jour, il n’existe pratiquement aucune règle de nature à protéger le fonds de commerce numérique, comparable à ce qui existe en matière de fonds de commerce physique.

Toujours par analogie, on pourrait imaginer les principes suivants :

  • Droit au renouvellement du contrat de référencement: à l’instar de ce que prévoit l’article L. 145-15 du Code de commerce pour le bail commercial, les plateformes pourraient être obligées par le législateur de renouveler le contrat des entreprises qu’elles référencent, afin qu’elles puissent conserver leur position en termes de référencement et jouir d’une stabilité économique dans le temps ;

  • Plafonnement de la redevance du contrat de référencement: comme pour les règles de plafonnement des loyers commerciaux (L. 145-34 et suivants du Code de commerce) on pourrait imaginer des règles venant encadrer et plafonner les redevances des plateformes de référencement des boutiques en ligne, afin d’éviter des variations excessives et arbitraires ;

  • Droit au règlement d’une indemnité d’éviction en cas de résiliation du contrat par la plateforme: comme pour le bailleur d’un bail commercial, les plateformes pourraient être tenues d’indemniser les entreprises utilisatrices en l’absence de renouvellement du service de référencement ;

  • Obligation d’exploitation effective par les entreprises référencées: généralement, ce principe figure déjà dans les conditions générales d’utilisation de ces plateformes, afin de garantir la disponibilité des produits aux consommateurs finaux.

L’instauration de règles objectives en matière de référencement en ligne

Outre ces principes, il doit pouvoir être possible d’instituer des règles objectives s’agissant du référencement en ligne, et notamment des positions entre les commerces référencés par la marketplace.

Car c’est évidemment le nerf de la guerre : à l’instar des emplacements numéro 1 en matière de commerce physique traditionnel, les meilleures places en termes de référencement sur une marketplace sont évidemment les plus recherchées par les Dark kitchen.

Or à ce jour il n’existe aucune règle objective s’agissant de ces positionnements, qui peuvent varier du jour au lendemain, au gré de l’algorithme des plateformes.

Ce référencement devrait être régulé par des règles objectives, connues tant par les entreprises utilisatrices du service que par les consommateurs eux-mêmes. Il existe plusieurs pistes et nous n’avons pas la prétention de pouvoir trancher ici un problème complexe aussi bien sur le plan économique que technologique.

Néanmoins, en raisonnant par analogie avec le commerce physique, nous pourrions évoquer la solution suivante :

Dans le commerce traditionnel physique, les locaux commerciaux et emplacements sont prédéfinis et préexistent nécessairement au commerce. Le commerçant peut donc choisir en fonction des critères du local qu’il souhaite, de son emplacement, et naturellement, de sa disponibilité.  C’est l’attractivité de l’emplacement et la loi de l’offre et de la demande, qui déterminent notamment la valeur locative d’un local.

On pourrait imaginer un fonctionnement similaire sur les plateformes de référencement en ligne, à condition que le positionnement en termes de référencement soit défini objectivement, et préexiste à l’installation du commerce.

En pratique, on pourrait par exemple procéder par un découpage de zones géographiques distinctes, accessibles en fonction de la géolocalisation des consommateurs et clients (c’est déjà le cas en pratique, même si les règles de ces découpages géographiques sont complexes et mal connues).

À partir de ces zones géographiques découpées par secteur, la plateforme de référencement allouerait des positionnements prédéfinis, en contrepartie d’une redevance, comme une forme de « loyer virtuel » en fonction des emplacements disponibles et de leur attractivité.

Chaque restaurant virtuel aurait alors la possibilité de choisir son emplacement dans la marketplace, en contrepartie du règlement de la redevance convenue à la signature du contrat.

Ainsi, le restaurant virtuel connaîtrait les règles du jeu par avance : pour commercialiser en ligne dans ce secteur géographique, et sur cette position référentielle, le loyer, ou la redevance seraient d’un montant X, à supposer que la place soit vacante.

À défaut, si l’emplacement virtuel n’était plus disponible, il faudrait le racheter auprès de l’entreprise qui en est titulaire contractuellement, exactement comme dans le cas d’une cession de droit au bail ou d’une cession de fonds de commerce.

La valorisation du fonds de commerce numérique

La pérennité de l’emplacement virtuel et la stabilité de la redevance faciliteraient la possibilité d’une valorisation et d’une cession de l’entreprise et de son fonds de commerce numérique.

On sait qu’un fonds de commerce traditionnel s’évalue comme toute entreprise, sur la base de ratios financiers tenant compte des performances économiques du fonds de commerce (chiffre d’affaires, EBE, etc.) et de ses charges.

Si le commerçant pouvait justifier d’un droit au renouvellement avec référencement (ou emplacement virtuel) déterminé, en fonction d’un « loyer », préfixé et plafonné, il serait plus facile d’envisager une cession du fonds de commerce numérique.

Ce que le commerçant serait amené à céder, c’est précisément sa position en termes de référencement dans l’algorithme des plateformes, corollaire du règlement de charges prédéfinies (le loyer ou la redevance du contrat de référencement) et dont la variation se trouverait encadrée.

Une protection des plateformes de vente en ligne contre les risques d’abus de position dominante

Contrairement aux apparences, cette réflexion pour l’instauration et la protection d’un fonds de commerce numérique, encadrant le référencement au sein des marketplaces, n’a pas pour but de stigmatiser ces dernières.

Le succès du commerce en ligne est le fruit d’un partenariat gagnant / gagnant entre les entreprises qui offrent leur service, et celles qui mettent à leur disposition les outils pour fonctionner et exister en ligne.

Sans les plateformes de livraisons à domicile et leurs investissements massifs dans l’économie du numérique, la vente à domicile ne connaîtrait pas l’essor d’aujourd’hui, alors qu’elle constitue la seule possibilité pour des milliers de commerçants de continuer à travailler, en dépit de la crise sanitaire liée à la Covid-19.

Poser les principes d’un cadre de fonctionnement et des règles du jeu, c’est aussi protéger les acteurs du secteur contre eux-mêmes et les risques de dérives auxquels leur situation les expose.

En l’occurrence, encadrer les contrats de référencement des marketplaces de livraisons de repas à domicile, avec des règles transparentes et objectives, aurait pour effet de protéger les plateformes contre les critiques d’abus de position dominante et d’abus de dépendance économique à l’égard des entreprises qu’elles référencent.

Dans le Far West actuel, on risque de voir une multiplication des entreprises référencées mettant en cause les marketplaces en arguant qu’elles ne jouissent pas d’une position équitable, ou qu’elles subissent un préjudice à la suite d’une perte de positionnement, voire d’un déréférencement inexpliqué.

Or si l’algorithme fonctionnait de manière transparente et selon des règles prédéfinies et objectives, ces actions auraient moins de chance de prospérer.

En ayant recours à des règles objectives, les plateformes ne pourraient plus être taxées d’user d’un pouvoir discrétionnaire : les règles du jeu et la position en termes de référencement seraient clairement définies et connues.

De leur côté, les entreprises utilisatrices se verraient protéger dans le temps, et indemniser en cas de refus de renouvellement de leur position, conférant une vraie valeur marchande à leur fonds de commerce numérique.

Me Baptiste Robelin, avocat spécialisé en bail commercial, cession de fonds de commerce, et restauration (CHR) vous accompagne et vous assiste dans toutes vos démarches.